« Revenons sur ce qui ne va pas avec le système monétaire et financier international. Stephen Miran, le président du Council of Economic Advisers, affirme que nous vivons dans "le monde de Triffin" [Hudson Bay Capital, 2024 ; Bénassy-Quéré, 2025]. Ce serait un monde néo-Triffin, puisque l'économiste belgo-américain Robert Triffin avait mis en garde en 1960 contre le danger de voir les dettes extérieures américaines dépasser le stock d'or américain à une époque d'excédents courants américains [Bordo et McCauley, 2017].
En tout cas, Miran affirme que :
- Les banques centrales achètent des dollars pour maintenir leur monnaie à un niveau bas et pour dégager des excédents dans les échanges de biens et services.
- Les banques centrales étrangères détiennent leurs dollars sous la forme de titres du Trésor américain.
- Le dollar américain est surévalué et les États-Unis connaissent des déficits de leur compte courant.
- L’industrie américaine se contracte et les travailleurs américains ont moins de bons emplois.
- Les déficits extérieurs américains finissent par compromettre la sécurité du pays et le dollar en tant que monnaie de réserve.
Gillian Tett [2025a], dans le Financial Times, a considéré les propositions visant à taxer les entrées de capitaux aux États-Unis (qui se cumulent avec l'affirmation 2 ci-dessus). On peut se demander si de telles propositions seraient efficaces [McCauley, 2025].
Une question préalable doit être posée : vivons-nous réellement dans le monde de Triffin ? L’idée selon laquelle les institutions publiques étrangères imposent des déficits commerciaux aux États-Unis est la justification donnée pour les propositions visant à ce que le Trésor américain échange des obligations centenaires avec les bons du Trésor détenus par des institutions publiques étrangères [Financial Times, 2025b] ou à ce qu’il taxe leur détention de titres du Trésor. Ce raisonnement tient-il ?
De 2003 à 2014, les flux observés de biens, de services et de financements à travers la frontière américaine ont corroboré (ou du moins étaient cohérents avec) les affirmations 1 à 3 de Miran ci-dessus. Le déficit du compte courant américain s'élevait en moyenne à 3,9 % du PIB américain. Dans le même temps, les entrées de capitaux étrangers dans l'ensemble des investissements américains s'élevaient en moyenne à 2,5 % du PIB américain. On pourrait dire que les institutions publiques étrangères ont représenté les deux tiers du financement du déficit du compte courant américain. C'était le double de la part (d’un tiers) du financement public pendant la période la plus comparable de dépréciation générale du dollar entre 1985 et 1994 [Bordo et McCauley 2017].
Graphique 1 Nous ne sommes plus dans le monde de Triffin À partir de 2015, les choses ont changé. Le dollar a commencé à s'apprécier considérablement vis-à-vis des autres devises. Après un affaiblissement modeste mais surprenant du yuan renminbi chinois face au dollar en août 2015, les capitaux ont quitté la Chine. Les réserves chinoises ont chuté d'environ mille milliards de dollars en peu de temps. Les réserves de change mondiales, principalement détenues en dollars, n'ont guère augmenté depuis un pic de 12.000 milliards de dollars à la mi-2014 jusqu'à leur plus récente observation de 12,4 mille milliards de dollars à la fin de l’année 2024. Au cours de cette période, les gestionnaires de réserves mondiales se sont concentrés sur l'achat d'or, non de dollars.
En conséquence, les entrées de capitaux publics étrangers dans les investissements américains se sont pratiquement taries. Entre 2015 et 2024, le solde courant américain s'est réduit à une moyenne de 2,8 % du PIB américain. Dans le même temps, les entrées de capitaux publics étrangers se sont effondrées à une moyenne de seulement 0,16 % du PIB américain. Depuis dix ans, il n'est pas possible d'imputer les déficits extérieurs américains aux achats de dollars par les institutions publiques étrangères : les flux de capitaux publics n'ont joué qu'un rôle minime dans le financement du compte courant américain.
Graphique 2 Entrées de capitaux publics étrangers aux Etats-Unis en pourcentage du déficit du compte courant américain (en %) De même, l’empreinte des institutions publiques étrangères sur le marché des obligations du Trésor américain se réduit depuis plus de dix ans. Au plus fort de la Grande Crise financière, les avoirs des autorités publiques étrangères ont atteint une part de pas moins de 40 % des titres du Trésor détenus hors de la Fed. Nombreux étaient ceux qui s'inquiétaient des conséquences désastreuses d'une "pénurie d'actifs sûrs" (safe asset shortage). Aujourd'hui, cette part est tombée à 16 %, soit à peu près le niveau atteint lors de la crise financière asiatique il y a 27 ans. On parle désormais d'un "excès mondial d'obligations" (global bond glut) [Schnabel, 2025 ; Bénassy-Quéré, 2025].
Graphique 3 De la "pénurie d'actifs sûrs" à la "surabondance d'obligations mondiales" : part des titres du Trésor américain détenue par les institutions publiques étrangères Sommes-nous encore dans le monde de Triffin ? Certainement pas. On peut se demander si nous l’avons jamais été [Bordo et McCauley, 2019 ; Bordo, 2019]. Mais depuis dix ans, on ne peut affirmer que les achats de dollars par les institutions publiques étrangères aient nécessité une explosion des passifs extérieurs ou budgétaires des États-Unis. »
Michael Bordo & Robert N. McCauley, « Miran, we’re not in Triffin land anymore », Econbrowser (blog), 7 avril 2025. Traduit par Martin Anota
Références
Bénassy-Quéré, A (2025), « Is the international monetary system ‘unfair’? », 19 mars.
Bordo, M D (2019), « The imbalances of the Bretton Woods System between 1965 and 1973: US inflation, the elephant in the room », VoxEU.org, 7 mars.
Bordo, M D & R McCauley (2017), « Triffin: dilemma or myth? », BIS Working Paper 684.
Bordo, M D & R McCauley (2019), « Triffin: Dilemma or Myth? », IMF Economic Review 67: 824–851.
Fahri, E & M Maggiori (2017), « The new Triffin Dilemma: The concerning fiscal and external trajectories of the US », VoxEU.org, 20 décembre.
Financial Times (2025a), « Tariffs on goods may be a prelude to tariffs on money », 13 mars.
Financial Times (2025b), « About all this ‘Mar-a-Lago Accord’ chatter », 21 février.
Gourinchas, P-O, H Rey & E Farhi (2011), Reforming the International Monetary System, CEPR Press.
Hudson Bay Capital (2024), A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System.
Kimura, T & T Nagano (2017), « Exorbitant privilege and the Triffin dilemma through FX swaps », VoxEU.org, 30 mai.
McCauley, R (2025), « Will a ‘user fee’ on US Treasuries actually work? », Financial Times, 25 février.
Obstfeld M (2025), « The U.S. Trade Deficit: Myths and Realities », BPEA Conference Draft, 27-28 mars.
Schnabel, I (2025), « No longer convenient? Safe asset abundance and r* », discours à la Banque d’Angleterre, 25 février.
Triffin, R (1960), Gold and the dollar crisis: The future of convertibility, Yale University Press.
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