jeudi 17 avril 2025

Les droits de douane, le dollar et l’économie américaine

« Des analystes et des décideurs politiques alignés sur la nouvelle administration des Etats-Unis proposent de "reconfigurer" fondamentalement le système commercial et financier mondial pour mieux l'aligner sur les intérêts économiques des États-Unis.

Leur approche s'écarte du protectionnisme traditionnel. Ils soutiennent et préconisent un usage intensif de tarifs douaniers, mais comme instrument de collecte de recettes et de partage des charges. Ils ne contestent pas l'argument orthodoxe selon lequel les déficits commerciaux reflètent des déséquilibres macroéconomiques. Au contraire, ils l’embrassent. Ils voient une connexion étroite entre le régime commercial et le régime de change des États-Unis. Au centre de leur analyse se trouve l'argument selon lequel les entrées persistantes de capitaux aux États-Unis ont conduit à une surévaluation chronique du dollar, érodant la compétitivité industrielle des Etats-Unis et entraînant des déficits du compte courant. 

A leurs yeux, ces entrées tiennent à deux principaux facteurs. Premièrement, elles reflètent les distorsions domestiques des économies excédentaires (notamment la Chine) qui génèrent un excédent d'épargne qui se diffuse dans l'économie américaine. Deuxièmement, elles découlent du statut du dollar américain comme monnaie de réserve mondiale dominante, ce qui crée une demande structurelle d'actifs libellés en dollars.

Leurs recommandations en termes de politiques sont conventionnelles. Plus particulièrement, ils proposent que les États-Unis imposent des pénalités (ou des frais d'utilisation) pour décourager les gouvernements étrangers d'accumuler des réserves de change libellées en dollars. Tandis que d'autres considèrent le statut du dollar comme un "privilège", ces économistes le perçoivent comme un fardeau. Un rôle international réduit du dollar est, à leurs yeux, un coût acceptable pour atteindre leurs principaux objectifs : revitaliser l'industrie américaine et équilibrer le compte courant.

Ce Policy Insight se réfère principalement à deux articles [Miran, 2024 ; Pettis et Hogan, 2024], considérés conjointement, par souci de simplicité, comme représentant le "nouvel arrangement" (new arrangement). La première partie discute des aspects techniques de leur analyse et de leurs recommandations. Dans la seconde partie, leurs propositions sont évaluées du point de vue des intérêts économiques des Etats-Unis à long terme. 

Une discussion des principaux arguments et propositions

Trois principaux arguments sous-tendent le raisonnement : (1) les politiques domestiques de la Chine sont principalement responsables des déséquilibres mondiaux et du déficit courant des États-Unis ; (2) les droits de douane peuvent améliorer le bien-être des États-Unis grâce à un meilleur partage de la charge fiscale avec les étrangers ; et (3) le rôle du dollar comme monnaie de réserve est directement responsable de la désindustrialisation des États-Unis.

La Chine et le déficit du compte courant américain

L'analyse part de deux vérités fondamentales : premièrement, le compte courant est le reflet de l'équilibre épargne-investissement domestique ; deuxièmement, cet équilibre ne reflète pas seulement les décisions du secteur privé, mais il est distordu directement ou indirectement par les politiques publiques domestiques.

Un bon argument peut certainement être fait que le compte courant chinois est significaitvement influencé par les politiques publiques. Le taux d'épargne global chinois est exceptionnellement élevé et il persiste ainsi. Les ménages sont incités (et, dans certains cas, contraints) à épargner, en raison de l'absence d'un système de protection sociale complet et du sous-développement des instruments de crédit et d'épargne. Par ailleurs, la part du travail dans le revenu national en Chine est relativement faible et a diminué au cours de la dernière décennie. La contrepartie est la forte rentabilité des entreprises, une importante contribution à l'épargne globale. Selon cet argument, les politiques de distribution des revenus opèrent des "transferts indirects" au profit des entreprises et des exportateurs. En ce sens, toutes les politiques domestiques "agissent comme une forme de politique commerciale" [Pettis et Hogan, 2024]. Enfin, par le biais des entreprises publiques et des subventions publiques, les autorités chinoises exercent une influence significative sur l'allocation et le subventionnement du capital.

Cependant, l'histoire ne s'arrête pas là. La Chine bénéficie aussi d'un avantage plus profond, plus structurel : la taille et la diversité de son économie. Le PIB actuel de la Chine est comparable à celui de l'ensemble de l'économie mondiale dans les années 1980, au plus fort de la mondialisation. La taille génère naturellement des économies d'échelle et des effets d'apprentissage par la pratique, deux effets qui sont renforcés par le soutien de l'État.

La combinaison des effets d'échelle et de la politique industrielle génère un dynamisme économique et des distorsions du marché. Identifier et démêler ces distorsions est essentiel pour des réponses politiques efficaces et devrait être une priorité pour les concurrents économiques de la Chine.

Une autre affirmation connexe, plus contestable, selon laquelle l’excès d'épargne chinois "force" la désépargne aux États-Unis [Pettis et Hogan, 2024]. Cet argument postule que l'excédent chinois entraîne inévitablement une réduction de l'épargne des ménages et des entreprises américains. Elle suggère que les relations commerciales et financières avec la Chine privent les États-Unis de leur "agentivité économique" et que les décideurs politiques américains ont en fait peu de contrôle sur les résultats macroéconomiques domestiques.

Cette vision est erronée. Même si les flux de capitaux sont "injectés" dans l'économie américaine, ils entraînent seulement une réduction de l'épargne nette (S – I), non de l'épargne brute. Un calcul simple révèle qu'une baisse de (S – I) peut être obtenue de deux manières :

1. une réduction de l'épargne américaine, ou

2. une augmentation de l'investissement américain.

L'importance relative de ces deux canaux fait toujours l'objet de débats. Dans son article fondateur sur l'hypothèse de l'"excès d'épargne mondiale" (global savings glut), Ben Bernanke a affirmé que le second mécanisme prédomine : les entrées de capitaux et l'épargne nette sont alimentées par l'augmentation des opportunités d'investissement aux États-Unis.

D'autres économistes ont des points de vue différents, mais tous s'accordent à dire que le résultat dépend non seulement du comportement de la Chine, mais aussi des politiques domestiques des Etats-Unis. La politique budgétaire américaine influence directement l'équilibre consommation-épargne. Les politiques et réglementations financières façonnent aussi les comportements d'épargne et d'investissement via les conditions et l'allocation du crédit.

Les droits de douane, la réciprocité et les recettes fiscales

La théorie du commerce considère les tarifs douaniers comme des outils pour promouvoir la compétitivité, l'investissement et la croissance à long terme, en réallouant les ressources des consommateurs aux producteurs. Ils doivent être modulés et soigneusement ciblés. A l’inverse, les partisans du nouvel arrangement considèrent les tarifs douaniers comme de simples instruments de création de recettes. Leur objectif est de taxer les exportateurs étrangers, allégeant ainsi potentiellement le fardeau fiscal domestique. Les tarifs douaniers devraient être appliqués sans discrimination à tous les autres pays.

Cela soulève la question de l'incidence : qui, en définitive, supporte le coût ? La réponse dépend crucialement de l'élasticité des prix à l'importation. Lorsque la demande est inélastique, les producteurs étrangers répercutent le coût sur les consommateurs américains par le biais de prix plus élevés. Si la demande est élastique, les exportateurs doivent absorber les droits de douane via des baisses de prix et les termes de l'échange des États-Unis s'améliorent.

Mais les élasticités varient selon les biens et les secteurs. Les implications sont claires. Premièrement, des droits de douane uniformes créeront très probablement des distorsions et des pertes en bien-être significatives, via la hausse des prix à la consommation dans le pays importateur. Deuxièmement, les droits de douane optimaux sont spécifiques à chaque produit. La politique tarifaire doit s’aligner avec les caractéristiques économiques d'un pays. Il n’y a pas de calendrier "one size fits all". Chaque pays a une configuration unique de droits de douane optimaux selon la structure de sa production.

A l'inverse, la politique commerciale américaine est désormais guidée par la doctrine de la "réciprocité". Les droits de douane des Etats-Unis sont ajustés bilatéralement pour refléter étroitement ceux de leurs partenaires commerciaux. Il est certain que de tels droits de douane frapperont les produits avec une faible élasticité et entraîneront des hausses significatives des prix à l'importation. 

Par conséquent, la "réciprocité" a le double effet d'élever des barrières à l’échange et, simultanément, d'éloigner le pays de sa structure tarifaire optimale. A l’inverse, les négociations commerciales multilatérales, par exemple dans le cadre de l'OMC, se basent sur un principe différent : des concessions réciproques (et mutuellement bénéfiques). La beauté de l'approche multilatérale est dans le fait qu'elle permet à chaque pays d'atteindre ses tarifs optimaux tout en réduisant les barrières. Considérons deux pays commençant des tarifs douaniers élevés et des tarifs douaniers optimaux très différents. Dans un premier temps, ils peuvent tous deux réduire les droits de douane sur les produits pour lesquels leurs tarifs optimaux sont bas qui, par hypothèse, ne sont pas les mêmes. Ensuite, une fois que cela est fait, ils peuvent envisager d'ajuster proportionnellement leurs tarifs douaniers élevés, abaissant ainsi de nouveau les barrières tout en maintenant inchangée la structure de leur protection relative. Le processus de négociation tient compte des préférences asymétriques et des avantages comparatifs.

La libéralisation réciproque des échanges n'est pas une question de symétrie, mais de gain mutuel. La négociation permet à chaque pays de maintenir des mesures de protection là où elles sont le plus nécessaires, tout en obtenant des améliorations nettes du bien-être pour tous.

Le dollar, les réserves de change et la désindustrialisation

L'argument concernant le dollar et les réserves de change est le plus important. Il va comme suit :

Les entrées de capitaux aux États-Unis entraînent une appréciation réelle du dollar et un déficit du compte courant. Elles pèsent sur l'économie plutôt que (comme on le suppose généralement) un transfert positif de ressources des étrangers vers les résidents américains.

C'est le cas des entrées de capitaux liées à l'accumulation de réserves de change. Celles-ci sont la principale raison de la surévaluation du dollar et, indirectement, la cause de la désindustrialisation des États-Unis.

Les entrées de réserves vont persister et s'amplifier. Ce raisonnement invoque une adaptation moderne du "dilemme de Triffin", selon lequel l'offre de liquidités mondiales par les États-Unis mène à des déséquilibres insoutenables. Aujourd'hui, selon ce récit, la demande de réserves de change croît avec la taille de l'économie mondiale. Mais elle doit être absorbée par l'économie américaine, dont la part dans le PIB mondial décroît ou est constante. Le déficit du compte courant américain doit donc augmenter constamment en pourcentage du PIB américain pour maintenir l’équilibre.

De nouveau, le raisonnement repose sur une confusion entre flux de capitaux bruts et flux de capitaux nets. La contrepartie du déficit courant américain est l'afflux de capitaux net. Ces entrées nettes sont la somme algébrique de toutes les entrées et sorties brutes. Aussi bien les entrées que les sorties brutes de capitaux américains influencent les fluctuations du taux de change.

Les entrées de réserves ne représentent qu'une composante (relativement faible et irrégulière) des entrées brutes totales. Il n’y a pas de claire raison d'affirmer qu'elles constituent, plutôt que d'autres flux de capitaux, le principal facteur derrière les fluctuations du taux de change et du compte courant. En fait, les entrées de réserves pourraient être les moins sensibles aux fluctuations du taux de change, car elles sont influencées par les décisions de précaution des gouvernements étrangers plutôt que par les forces du marché. Si l'accumulation de réserves était effectivement le principal facteur derrière le déficit commercial américain, on s'attendrait à une forte corrélation entre les entrées de réserves et les déséquilibres commerciaux au fil du temps. Pourtant, une telle relation n'est pas systématiquement observée, comme l'illustre le graphique 1.

Taux de change effectif du dollar versus réserves de change étrangères en dollars

Le mauvais diagnostic est important et sérieux, parce qu’il est à l'origine de la proposition la plus radicale du nouvel arrangement, à savoir que les détenteurs étrangères de bons du Trésor américain devraient payer une "taxe d'utilisation" (basée soit sur le montant de l’encours, soit sur le montant des recettes), internalisant ainsi les bénéfices que les pays étrangers tirent de leur accès au marché financier américain.

L'essence d'un nouvel arrangement

Les partisans du nouvel arrangement cherchent à atteindre deux objectifs : ils veulent déprécier le dollar pour revitaliser l'industrie américaine et, parallèlement, ils cherchent un meilleur partage de la charge budgétaire pour les États-Unis grâce à un financement et des contributions des autres pays, notamment par le biais de droits de douane.

Atteindre ces deux objectifs nécessiterait un délicat exercice d’équilibriste. Les entrées de capitaux étrangers aux États-Unis doivent être découragées parce qu’elles tendent à faire apprécier le dollar, mais les achats étrangers de bons du Trésor américain doivent être encouragés pour financer le déficit américain.

Il y a une tension évidente et les seules forces économiques ne sont guère susceptibles de conduire à ce résultat. L'essence de l’arrangement est d'inciter fortement (ou potentiellement de forcer) les autres pays à continuer d'utiliser le dollar comme monnaie de réserve dominante, même si son attractivité est délibérément réduite.

L'évaluation de la faisabilité politique de cette approche dépasse le cadre de ce Policy Insight. Néanmoins, substituer la coercition à l'attractivité dans les relations monétaires internationales poserait d’énormes défis. Il est difficile de forcer l’usage d'une monnaie internationale dans un environnement de libres marchés. Dans sa forme la plus extrême, cela n'a été fait que dans des groupements régionaux comme le Comecon, où les relations entre pays n'étaient pas gouvernées par les forces du marché et qui étaient dominés militairement par un seul pays. On peut aussi affirmer que, durant l'époque de Bretton Woods et au début de la Guerre froide, les alliés des États-Unis, en particulier en Europe, évitaient les politiques vues comme hostiles à la stabilité du dollar.

Mais le contexte d’aujourd’hui est fondamentalement différent. Il rendrait toute forme de "répression financière mondiale" plus difficile à mettre en œuvre et à maintenir. Le monde est multipolaire. Des alternatives potentielles au dollar existent, du moins à long terme. La numérisation de la monnaie changera l'environnement concurrentiel. Un changement de l’approche des Etats-Unis quant au rôle et au statut du dollar ouvrirait presque certainement la porte à une concurrence accrue d'autres monnaies, en particulier celles des régions et des pays qui ont longtemps souffert de la suprématie et la domination du dollar.

Le nouvel arrangement et les intérêts économiques des Etats-Unis à long terme

Les partisans du nouvel arrangement reconnaissent ses arbitrages inhérents. Ils sont prêts à accepter un rôle international réduit pour le dollar américain afin de revitaliser l'industrie américaine et de rééquilibrer son compte courant.

La question fondamentale est de savoir si les bénéfices potentiels de cette stratégie l'emportent sur ses coûts.

Sur les bénéfices du nouvel arrangement pour l'économie américaine

Ces bénéfices sont exclusivement mesurés à l'aide de deux critères étroits : la part de l'industrie dans le PIB et le solde du compte courant. Ces deux indicateurs pourraient ne pas constituer à eux seuls une mesure adéquate des intérêts fondamentaux des États-Unis.

Il est facile et tentant de présenter le déficit du compte courant comme un frein sur l'économie. Réduire le déficit (augmenter la demande extérieure nette) semble un bon moyen de stimuler l'activité économique et de créer des emplois.

Cependant, cela peut être trompeur [Obstfeld, 2024]. Considérons deux situations hypothétiques :

• une où la production est élevée, mais une demande domestique est encore plus élevée et la compte courant est en déficit ;

• et une autre où le compte courant est en excédent, mais où la demande domestique est faible et la production reste bien inférieure à son potentiel.

Le premier scénario est sûrement préférable, à condition que le déficit extérieur reste gérable et facilement finançable. D'un point de vue de politique, la balance courante doit en conséquence être considérée comme une contrainte, non comme un objectif de politique. En fait, les États-Unis pourraient être l'économie où cette contrainte est la moins contraignante, grâce à leur statut de monnaie de réserve et leurs profonds marchés financiers.

Considérons maintenant la priorité donnée à l'industrie comme moteur de la croissance. Il est commun, même parmi les économistes, de considérer l'industrie comme un secteur "spécial". Mais pourquoi le serait-elle ? L'hypothèse implicite est que l'industrie génère des externalités spécifiques pour le reste de l'économie, telles que la création et la diffusion de technologies, la formation ou l'apprentissage par la pratique.

En tant qu'économie à la frontière technologique mondiale, les États-Unis possèdent déjà des avantages comparatifs dans les secteurs où de telles externalités sont les plus importantes, notamment l'IA et l'économie numérique. Ces avantages peuvent être menacés par la concurrence stratégique avec la Chine et pourraient devoir être renforcés. Les inquiétudes à propos de la sécurité économique peuvent aussi justifier des interventions sélectives telles que des subventions ciblées ou des mesures de politique commerciale stratégiques, les semi-conducteurs en étant un bon exemple.

Le consensus dans la littérature est que la dépréciation réelle (ou sous-évaluation permanente) du taux de change est favorable à la croissance économique et à la compétitivité à long terme lorsqu'elle transfère des ressources du secteur de produits non échangeables vers le secteur de produits échangeables, aidant ce dernier à investir et à innover [Rodrik, 2008]. Ce raisonnement est très proche de l'argument traditionnel de "l'industrie naissante". Il est pleinement valide pour les pays en développement et émergents de taille moyenne cherchant à rattraper les pays plus avancés.

Mais une politique de dépréciation soutenue du dollar ne rapportera pas de réels bénéfices dans les secteurs avancés où les États-Unis sont déjà un faiseur de prix. L'accent mis sur le taux de change révèle en réalité la véritable priorité sous-jacente au nouveau dispositif : il est principalement focalisé sur la revitalisation des industries traditionnelles, celles qui ont été particulièrement affectées par le "choc chinois" (China shock). Il vise à recréer les emplois qui ont été perdus en conséquence de celui-ci. La politique économique extérieure n'est peut-être pas le meilleur outil pour atteindre ce résultat.

Un dollar fort et les intérêts économiques des États-Unis

Un dollar fort

La théorie standard nous dit qu'une monnaie forte pénalise les exportations, mais aide l'économie domestique via les taux d'intérêt plus faibles. L'équilibre global dépend du degré d'ouverture. Les États-Unis sont une économie relativement fermée (comme le mesure le ratio importations/PIB) et peuvent donc souffrir relativement de la combinaison de taux d'intérêt plus élevés et d'un dollar déprécié. Cette réalité a peut-être guidé la plupart des précédentes administrations, qui ont régulièrement affirmé qu'"un dollar fort est dans l'intérêt des États-Unis".

Les partisans du nouveau système adoptent un point de vue opposé. Ils tendent à minimiser les avantages d'un dollar fort. Techniquement, ils basent leur évaluation sur le constat que les taux d'intérêt à long terme américains n'ont pas été significativement inférieurs que les taux dans d'autres pays ces dernières années [Miran, 2024].

Mais ce n’est pas la bonne comparaison à faire. Premièrement, le bon contrefactuel consisterait à considérer le niveau des taux d'intérêt américains sans le statut de monnaie de réserve du dollar, en prenant en compte la situation et les perspectives budgétaires actuelles. Deuxièmement, et plus techniquement, le rendement des bons du Trésor américain à long terme se compose de deux composantes : les taux à court terme projetés et la prime de terme. Quand on évalue les bénéfices du statut de monnaie de réserve du dollar, l’indicateur pertinent n’est pas le niveau absolu des taux à long terme, mais plutôt la prime de terme. Le graphique 2 montre que le niveau des taux à long terme est principalement déterminé par les anticipations de taux à court terme futurs. Dans un environnement où l’on anticipe une plus forte croissance aux États-Unis que dans d’autres économies, il est tout à fait naturel que les taux d’intérêt à long terme soient également élevés.

Cela ne dit rien des avantages et des coûts du statut de monnaie de réserve. En fait, la prime de terme est restée significativement comprimée en raison de la demande mondiale d’actifs sûrs libellés en dollars.

Certes, les composantes de la prime de terme attribuables au statut de réserve du dollar et à son rendement d’opportunité (convenience yield) ne sont pas directement observables. Des études citées par Zhang et Martínez García [2024] estiment que des achats étrangers de bons du Trésor américain d'un montant de 100 milliards de dollars auraient un impact immédiat sur les taux d'intérêt à long terme de 10 à 60 points de base. Selon des estimations plus récentes d'Ahmed et Rebucci [2024], un choc de flux de 100 milliards de dollars ferait varier les rendements américains d'environ 100 points de base en un mois, ce qui implique, par exemple, qu'une réduction de 1 % de la part du dollar dans les réserves chinoises pourrait augmenter les rendements américains à long terme d'environ 20 points de base.

Les avantages et coûts d'une monnaie de réserve

Aujourd'hui, les États-Unis dominent le système monétaire et financier international parce qu’ils émettent les actifs les plus sûrs au monde. Bien sûr, être un fournisseur d'actifs sûrs pour le monde implique certaines contraintes. Le compte de capital doit être pleinement et inconditionnellement ouvert. L'environnement juridique, fiscal et institutionnel doit fournir de la prévisibilité et de la transparence. La banque centrale doit se tenir prête à protéger la liquidité des principaux marchés si et quand cela s’avère nécessaire. La plupart des mesures proposées annuleraient les incitations ou créeraient des désincitations pour les étrangers d'investir dans les bons du Trésor américain. Quels en seraient les coûts ?

Notons tout d'abord que, malgré une position extérieure nette négative, les États-Unis génèrent régulièrement un revenu net positif de l'étranger, ce qui contribue au PIB. Cela reflète le rôle spécifique des États-Unis en tant qu'émetteur de passifs liquides à faible rendement, tandis que leurs actifs étrangers rapportent des rendements plus élevés.

Deuxièmement, d'un point de vue purement budgétaire, l'émission d'actifs sûrs rapporte aux États-Unis un seigneuriage invisible plusieurs fois plus importants que les recettes potentiellement générées par les mécanismes de partage des charges proposés. 

Aussi longtemps que la dette du Trésor est considérée comme sûre et liquide, elle est volontairement détenue par des étrangers à un faible taux d'intérêt, malgré des déficits budgétaires projetés persistants et croissants à long terme. La valeur de ces actifs découle non seulement de leurs flux de trésorerie projetés, mais aussi de leur sécurité et de leur négociabilité incomprables. Brunnermeier et al. [2022] ont qualifié cela de composante "bulle" dans l'évaluation de cette dette. Cette bulle peut être exploitée de façon rentable sous la forme d'émissions de dette plus élevées et moins chères à l'avenir. Selon Dang et al. [2024], la qualité d'actif sûr des bons du Trésor américain permet aux États-Unis d'émettre 30 % de dette publique de plus que ce qui serait possible autrement, toute chose égale par ailleurs.

D'autres avantages sont moins tangibles, mais non moins réels. Avec son statut de monnaie de réserve du dollar, les États-Unis sont l’ultime fournisseur de liquidité dans le monde. En temps de crise, cela influence grandement les survenues et les conditions. En temps normal, l'expression "consensus de Washington" décrit avec justesse une situation subtile où il y a généralement un bon alignement entre les vues du Trésor américain et celles développées par les institutions financières internationales.

Conclusion

La politique économique extérieure doit en définitive être jugée au vue de la définition de ses objectifs et de sa capacité à les atteindre. Dans le contexte géopolitique actuel, il peut être justifié que les gains d’échange traditionnels soient seconds par rapport à des objectifs plus larges de sécurité. Les décideurs politiques pourraient être plus enclins à sacrifier le bien-être des consommateurs de façon à réduire les vulnérabilités, de relocaliser des industries critiques, de reprendre le contrôle des chaînes de valeur ou simplement de projeter leur puissance. Un changement dans l’emphase ailleurs que sur l'efficacité économique à court terme n'est pas sans fondement, à condition que les consommateurs soient enclins à en supporter le coût, à travers une hausse des prix ou un moindre accès aux marchés mondiaux.

Cependant, éroder le rôle du dollar américain en tant que principale monnaie de réserve dans le monde ne servirait aucun de ces objectifs. Les propositions allant dans ce sens ne peuvent provenir que d'une appréciation biaisée des coûts et des avantages. Aborder les problèmes d’un point de vue purement budgétaire déforme la perspective. Cette politique vise à résoudre les "vieux" problèmes de désindustrialisation en restaurant les anciens avantages comparatifs qui ont été perdus avec le "choc chinois" et le changement technologique. Elle ne résout pas les distorsions que les politiques domestiques d’autres pays peuvent créer dans le système commercial mondial.

Eroder le rôle du dollar aggraverait plutôt que réduirait les asymétries qui existent dans l’économie internationale, au détriment à la fois des États-Unis et de leurs partenaires. Cela priverait le monde des actifs sûrs dont il a besoin pour l’efficacité et la stabilité du système financier mondial.

Dans l’ensemble, la conjonction des changements de politique envisagés dans le "nouvel arrangement" pourrait s’avérer, pour les États-Unis, très contre-productive. Beaucoup de ses concurrents seraient heureux de participer et de contribuer à l’effondrement du dollar, quelque chose qui a été un objectif stratégique pour certains d’entre eux au cours des deux dernières décennies. »

Jean-Pierre Landau, « Tariffs, the dollar and the US economy », 11 avril 2025. Traduit par Martin Anota 

 

Références

Ahmed, R., & A. Rebucci (2024), « Dollar reserves and U.S. yields: Identifying the price impact of official flows », Journal of International Economics, 152.

Brunnermeier, M.K., S.A. Merkel & Y. Sannikov (2022), « Debt as Safe Asset », NBER working paper n° 29626.

Choi, J., D.Q. Dang, R. Kirpalani & D. Perez (2024), « Exorbitant Privilege and the Sustainability of U.S. Public Debt », NBER working paper n° 32129.

Miran, S. (2024), A User’s Guide to Restructuring the Global Trading System, Hudson Bay Capital.

Obstfeld, M. (2024), « Mistaken Identities Make for Bad Trade Policy », PIIE Policy Brief 24-13.

Pettis, M., & E. Hogan (2024), Trade Intervention for Freer Trade, Carnegie Endowment for International Peace.

Rodrik, D. (2008), « The Real Exchange Rate and Economic Growth », Brookings Papers on Economic Activity.

Weiss, C. (2022), « Geopolitics and the U.S. Dollar’s Future as a Reserve Currency », International Finance Discussion Papers n° 1359. Board of Governors of the Federal Reserve System.

Zhang, Y., & E. Martínez García (2024), « The Contribution of Foreign Holdings of U.S. Treasury Securities to the U.S. Long-Term Interest Rate: An Empirical Investigation of the Impact of the Zero Lower Bound », Globalization Institute working paper n° 430, Federal Reserve Bank of Dallas.


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