« Oups, ils recommencent ! Les principaux médias ont été complaisants avec Donald Trump tout au long de la campagne de 2024, en mettant de l’ordre dans ses incohérences et en minimisant ses positions politiques extrêmes. […] Mais le désir de voir Trump comme raisonnable est un syndrome qui ne se limite pas aux médias. Il a été encouragé par le monde des affaires, qui a été en proie à une "euphorie" après sa victoire, malgré des signes clairs annonçant qu'il mettrait en œuvre des politiques économiques destructrices. Étonnamment, cette complaisance se poursuit malgré la folie sans précédent des dix derniers jours. De nombreux observateurs affirment que Trump a reculé sur la question des droits de douane et qu'il conclura rapidement une série d'accords commerciaux. La première affirmation est tout simplement fausse, tandis que la seconde est très improbable.
En réalité, les traders avisés ont pris conscience qu'il n’y a pas de stratégie économique cohérente. On dit souvent à propos de l'analyse militaire : "Les amateurs parlent de tactique, mais les professionnels parlent de logistique". Or, lorsqu'il s'agit de prendre le pouls des marchés financiers, les amateurs parlent d'actions, tandis que les professionnels parlent des marchés obligataires et des marchés des changes. C'est parce que les marchés des obligations et des devises sont généralement moins influencés par l'émotion. […] Or ces deux marchés signalent une perte de confiance majeure envers l'Amérique.
Tout d'abord, en ce qui concerne les droits de douane : il est vrai que pour l'instant Trump a réduit certains des droits de douane affichés sur sa grande affiche en carton la semaine dernière. Par exemple, à moins que nous ayons un nouveau revirement de politique, l'Union européenne sera désormais confrontée à des droits de douane de 10 % au cours des trois prochains mois, au lieu de 20 %. Mais les droits de douane sur la Chine, notre troisième partenaire commercial après le Canada et le Mexique, sont passés de 34 % à plus de 130 %. Et nous appliquons toujours des droits de douane élevés sur l'acier, l'aluminium, etc. En réalité, les observateurs qui affirment que les droits de douane ont baissé passent à côté du gros morceau.
Les économistes qui ont analysé les chiffres, comme ceux du Yale Budget Lab, estiment que le régime tarifaire du 9 avril entraînera une hausse des prix à la consommation plus importante que celui du 2 avril, en raison du taux de droits de douane extraordinairement élevé sur les importations en provenance de Chine. Plus précisément, le Budget Lab estime que la dernière version de la guerre commerciale de Trump entraînera une hausse des prix à la consommation de 2,9 %. C’est environ dix fois le probable impact du tristement célèbre droit de douane Smoot-Hawley de 1930.
Il est difficile de surestimer la folie d'annoncer un plan tarifaire radical, puis un plan peut-être différent, mais tout aussi radical une semaine plus tard. En outre, l'affirmation selon laquelle les sauvages zigzags politiques ont toujours fait partie du plan de Trump ne fait que participer à saper la crédibilité de l'administration.
Mais ces droits de douane ne sont-ils pas juste un prélude à des négociations commerciales ? J'en doute. N'oubliez pas que Trump et Peter Navarro, son gourou des droits de douane, partent du principe que les autres pays trichent, qu’ils exploitent l'Amérique et la traitent injustement. En réalité, la plupart d'entre eux ne le font pas. Prenons le cas de l'Union européenne. L'UE impose un droit de douane moyen de seulement 1,7 % sur les importations de produits américains et il n’y a aucune barrière cachée significative.
Alors, sur quoi sommes-nous censés négocier ? Les pays ne peuvent pas promettre de réduire leurs barrières à l’échange s’il n'y en a pas. Navarro a prétendu que les taxes sur la valeur ajoutée étaient des droits de douane de facto, mais ce n'est pas le cas et les pays européens ne peuvent littéralement pas se permettre de les abandonner.
J'imagine que d'autres pays pourraient faire de fausses concessions que Trump pourrait faussement brandir comme des victoires. C'est ce qu'il avait fait avec la Chine lors de son premier mandat, en prétendant qu'elle avait fait des concessions majeures, des affirmations qui se sont finalement avérées inexactes. En réalité, les producteurs de soja américains n'ont jamais totalement récupéré les parts de marché qu’ils avaient perdues. Et rappelez-vous aussi comment Trump a apporté des modifications mineures à l'ALENA et a prétendu ensuite avoir négocié un tout nouveau traité commercial.
Cependant, Trump a clairement trop consommé de sa propre came. Même avec le régime tarifaire du 9 avril, il impose des droits de douane élevés à nos trois principaux partenaires commerciaux. Les traders des marchés des changes et des marchés obligateurs (qui ne sont pas dupes, eux) ne se comportent certainement pas comme si nous étions sur la voie de négociations réussies.
Par exemple, la théorie économique et l'histoire s'accordent tous deux à dire que l'imposition de droits de douane conduit généralement à une appréciation de la monnaie, à moins que d’autres pays ripostent. Lors de son audition de confirmation, Scott Bessent, le nouveau secrétaire au Trésor, a affirmé qu'un droit de douane de 10 % entraînerait quelque chose comme une hausse du dollar d'environ 4 %. Mais pas cette fois. Au lieu de monter, le dollar a plongé.
L'explication évidente est que des politiques insensées ont ébranlé la confiance des investisseurs financiers envers l'Amérique, qui est pourtant traditionnellement considérée comme une valeur refuge.
Il serait trop difficile pour moi d’expliquer aujourd'hui comment les politiques de Trump ont perturbé les marchés obligataires (notamment le marché des bons du Trésor américain) [...]. Le point essentiel est que les droits de douane massifs ont perturbé la tuyauterie du système financier, entraînant une flambée des taux d'intérêt sur la dette publique américaine. C'est anormal : la hausse de la probabilité d'une récession entraîne généralement une baisse des taux d'intérêt à long terme, car la perspective d'une récession accroît la probabilité que la Réserve fédérale baisse à l’avenir ses taux d’intérêt, elle qui contrôle les taux à court terme. Cette fois, cependant, les taux d’intérêt grimpent en flèche, en particulier pour les instruments à très long terme comme les obligations à 30 ans […].
Le point commun des marchés des changes et des obligations est que, grâce à Trump, les actifs en dollars, qui sont traditionnellement le fondement du système financier mondial, ne sont plus perçus comme sûrs.
La combinaison d'une flambée des taux d'intérêt en pleine crise et d'une dépréciation de la monnaie malgré la hausse des taux d'intérêt n'est pas ce à quoi on s'attend habituellement pour les pays avancés, et encore moins pour le détenteur de la principale monnaie de réserve mondiale. C'est en revanche ce que l'on observe souvent dans les pays émergents. Autrement dit, les investisseurs ont commencé à traiter les États-Unis comme une économie du tiers-monde.
L'avais-je vu venir ? Non, pas vraiment. Contrairement aux habitués des euphémismes, je savais que la politique de Trump serait irresponsable et destructrice. Pourtant, même moi je ne m'attendais pas à ce qu'il détruise en moins de trois mois une crédibilité accumulée pendant 80 ans. Mais il l’a fait.
Et même si Trump revenait sur tout ce qu'il a fait, nous ne retrouverions pas la crédibilité perdue. Le monde entier […] sait désormais que l'Amérique est dirigée par un roi fou, entouré de complices, que l’on ne peut penser comme agissant rationnellement.
Je ne sais pas comment cela va finir. En fait, je ne sais pas quelle sera la politique la semaine prochaine. Mais c’est fondamentalement là le problème. »
Paul Krugman, « The third-worlding of America », Krugman Wonks Out (blog), 11 avril 2025. Traduit par Martin Anota
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