mardi 1 avril 2025

Une note sur les déficits commerciaux et l’industrie

Quelques perspectives à la veille de la guerre commerciale

 

« Je suis censé être en vacances dans un lieu tenu secret, et aujourd'hui, je veux faire comme si c'était le cas, et ce d'autant plus que je vais probablement passer beaucoup de temps cette semaine à réagir au début d'une guerre commerciale à grande échelle. Ce billet sera donc relativement décontracté.

Pourtant, j'ai pensé qu'il serait utile d'en dire un peu plus sur les raisons pour lesquelles des gens comme Maurice Obstfeld, Jared Bernstein et moi-même sommes sceptiques quant au récit répandu selon lequel le rôle du dollar en tant que monnaie de réserve est responsable de la désindustrialisation des États-Unis.

Ce n'est pas un argument de principe. Les déficits commerciaux américains sont sûrement affectés par les politiques des autres pays et la taille de notre secteur industriel est affecté par l'ampleur de notre déficit commercial. Il s'agit plutôt d'une question de chiffres. Quoi qu'il en soit, le statut de monnaie de réserve du dollar explique seulement une partie des déficits commerciaux américains. Plus important encore, les déficits commerciaux représentent seulement une petite fraction du déclin de la part de l’industrie dans notre économie.

Concernant le premier point : L’année dernière, la Chine a enregistré un excédent commercial d’environ 1.000 milliards de dollars, tandis que les États-Unis ont enregistré un déficit commercial d’un montant à peu près équivalent. Il peut donc sembler logique de supposer que le premier a causé le second. Mais l’Amérique ne représente qu’environ 40 % du PIB mondial hors Chine, alors pourquoi serions-nous la seule contrepartie de l’excédent chinois ?

Beaucoup affirment que la réponse réside dans le rôle du dollar comme monnaie de réserve prééminente. Mais comme j'ai tenté de le démontrer et comme Obstfeld l'explique avec beaucoup plus de détails, cette histoire ne tient pas la route lorsqu'on l'examine de plus près. Pour expliquer les déficits commerciaux américains, nous devons nous focaliser sur d'autres raisons que le rôle du dollar, par exemple une forte croissance de la productivité et une démographie relativement favorable, qui amènent les étrangers à investir en Amérique.

Au-delà de cela, dans quelle mesure les déficits commerciaux expliquent-ils le déclin relatif du secteur manufacturier ? La plupart des missives sur le commerce international et la désindustrialisation contiennent une certaine version de ce graphique, qui montre le déclin de l’industrie en pourcentage de l'emploi total :

Part de l'industrie dans l'emploi total aux Etats-Unis (en %)

Ces missives tiennent alors simplement pour acquis que les déficits commerciaux doivent être responsables de la forte baisse de cette part.

Mais les déficits commerciaux sont, en réalité, seulement responsables d’une fraction relativement faible du déclin à long terme de la part de l’industrie.

Comment le savons-nous ? Il y a deux façons différentes : des comparaisons internationales et des calculs ascendants.

Les comparaisons internationales : En matière de commerce, l’Allemagne est l’anti-Amérique. Alors que nous avons commencé à avoir un déficit commercial, l’Allemagne a commencé à avoir un excédent commercial massif. En fait, les excédents allemands sont bien plus amples en proportion de son PIB que ceux de la Chine. Pourtant, l’Allemagne a également connu un déclin considérable à long terme de la part de l’industrie dans l’emploi.

Part de l'industrie dans l'emploi total en Allemagne (en %)

Si les énormes excédents commerciaux de l’Allemagne n’ont pas suffi pour éviter un important abandon du secteur manufacturier, même la fin des déficits commerciaux américains (ce que les tarifs douaniers de Trump ne parviendront pas à faire) ne ferait pas de nous une économie de nouveau centrée sur l’industrie.

Des calculs ascendants : l’an dernier, les États-Unis ont enregistré un déficit commercial dans le secteur industriel d’environ 4 % du PIB. Supposons que ce déficit ait soustrait un montant équivalent aux dépenses en produits manufacturés américains. Dans ce cas, que se passerait-il si nous éliminions d’une façon ou d’une autre ce déficit ?

Cela augmenterait la part de l’industrie dans le PIB (actuellement de 10 %) de moins de 4 points de pourcentage, car les entreprises de l’industrie achètent beaucoup de services. Une estimation approximative suggère que la valeur ajoutée de l’industrie augmenterait d'environ 60 % de la hausse des ventes, soit de 2,5 points de pourcentage, ce qui impliquerait que l’industrie serait environ un quart plus importante qu'elle ne l'est actuellement.

Mais regardez mon premier graphique ci-dessus. La part de l’industrie dans l'emploi a chuté d'environ 17 points de pourcentage depuis 1970. L'élimination complète du déficit commercial ne compenserait qu'environ 2,5 points de pourcentage de ce déclin. Ainsi, même si les droits de douane "fonctionnaient", ce qui ne sera pas le cas, ils seraient loin de redonner à l’industrie sa gloire d'antan.

Je ne vais pas faire l'analyse complète maintenant car, comme je l'ai dit, je suis censé être en vacances, mais la différence entre les parts allemande et américaine de l'industrie dans l'emploi est à peu près cohérente avec ce calcul.

Le fait est que le monde ait besoin de moins de travailleurs dans l’industrie qu'auparavant, tout comme il n'a plus besoin de beaucoup d'agriculteurs, et même les pays qui affichent d'importants excédents commerciaux dans les échanges de biens manufacturés ne peuvent aller contre cette tendance. Cela ne signifie pas que nous devons abandonner les efforts pour promouvoir l'industrie lorsque cela fait sens de le faire. Mais nous devons le faire en étant réalistes quant au fait que notre économie restera essentiellement axée sur les services quoi qu'il arrive et que, si nous voulons réellement aider les travailleurs, nous devons améliorer tous les emplois, non rêver d'un retour à l'économie d'antan. »

Paul Krugman, « A note on trade deficits and manufacturing. Some perspective on the eve of trade war », 1er avril 2025. Traduit par Martin Anota


Aller plus loin…

« Les conséquences économiques du second mandat de Trump » 

« Pourquoi il ne faut pas être obnubilé par le déficit commercial » 

« Petite macroéconomie des droits de douane » 

« Quelles ont été les conséquences de la guerre commerciale de Trump pour les Etats-Unis ? » 

« Les insidieux effets de l’incertitude sur l’économie » 

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