« Le président Trump et les membres de son administration affirment que le commerce international est truffé d'injustices. Pour preuve de cette injustice, ils mettent en avant le fait que les États-Unis achètent davantage de biens à de nombreux pays que ces pays n'en achètent aux États-Unis, arguant que ces déficits commerciaux bilatéraux signifient que les États-Unis se font "arnaquer". Ils affirment que le déficit commercial global du pays (c’est-à-dire la somme de la balance commerciale des États-Unis avec tous les pays) représente une faiblesse macroéconomique : le décret du président Trump déclarant un état d'urgence nationale due à des raisons commerciales commence en affirmant que "les déficits commerciaux annuels larges et persistants des États-Unis constituent une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale et l'économie des États-Unis". Qu’est-ce que les déficits commerciaux bilatéraux et le déficit commercial global du pays nous disent quant à nos relations commerciales et la santé de l'économie américaine ?
Au cours des 50 dernières années, le commerce international a été un aspect de plus en plus important de l'économie américaine. Les États-Unis enregistrent un déficit commercial (la valeur totale des importations des Etats-Unis excède celle de leurs exportations) chaque année depuis 1975. Cependant, cela ne représente pas un déclin des exportations, au contraire : les exportations et les importations ont plus que doublé depuis le début de cette période (cf. graphique). Cela reflète la plus grande intégration des États-Unis dans l'économie mondiale, quelque chose qui s’observe également à l'échelle mondiale : le commerce mondial représentait l’équivalent de 63 % du PIB mondial en 2022, contre 26 % en 1970. De plus, il y a une forte corrélation (supérieure à 90 %) entre les exportations et les importations : généralement, lorsque les exportations américaines diminuent, les importations américaines ont tendance à diminuer également. C’est particulièrement le cas lors des années de crise comme 2008-2009 et 2020. La crise financière et économique mondiale et le début de la pandémie de Covid-19 ont entraîné une contraction de l’économie américaine (et d’autres économies) et du commerce mondial.
Importations, exportations, solde commercial et croissance du PIB des Etats-Unis (en %)
Il est normal qu'un pays enregistre un déficit bilatéral avec certains de ses partenaires commerciaux et des excédents commerciaux bilatéraux avec d'autres. L'économiste Robert Solow a illustré la non-pertinence des déficits commerciaux bilatéraux en notant qu'il avait "un déficit commercial chronique avec [son] coiffeur qui ne [lui] achète absolument rien". Mais cela ne signifie pas que le coiffeur de Solow l'exploitait. Solow affichait simultanément un excédent commercial persistant avec ses étudiants, qui bénéficiaient d’apprendre auprès d’un lauréat du prix Nobel. Il y a une logique similaire pour les échanges commerciaux d'un pays. Les entreprises vont exporter les biens et services qui peuvent être produits à moindre coût ou qui sont de meilleure qualité que ceux de leurs concurrents étrangers. Les États-Unis sont un important exportateur de biens manufacturés (notamment d'avions et d'autres équipements de transport), de carburants et de produits miniers et de nombreuses matières premières agricoles, entre autres. Dans la même veine, les Américains achètent la plupart de leurs vêtements et chaussures à des fournisseurs étrangers capables de les produire à moindre coût. On oublie parfois que le commerce international concerne aussi bien les services que les biens ; par exemple, la formule tarifaire de l'administration Trump se base sur les déséquilibres du seul commerce de biens et ne prend pas en compte le commerce des services. Les États-Unis sont le premier exportateur mondial de services et enregistrent un excédent dans les services, reflet de leur avantage comparatif dans des domaines comme l'éducation, le divertissement et la finance. En 2024, les États-Unis ont enregistré un excédent dans les services de 295 milliards de dollars (et un déficit commercial dans les biens de 1.213 milliards de dollars).
Les statistiques du commerce bilatéral peuvent être trompeuses. Les exportations sont enregistrées comme étant destinées au pays destinataire initial des marchandises, non à leur destination finale. C'est pourquoi les États-Unis enregistrent d'importants excédents commerciaux avec les Pays-Bas, car leurs ports reçoivent des marchandises en provenance des États-Unis qui sont ensuite acheminées vers d'autres pays. L'intégration mondiale des chaînes de valeur (où les composants d'un produit final proviennent de nombreux pays) brouille aussi les mesures du commerce bilatéral. Les statistiques commerciales enregistrent le prix brut d'un bien final d'un pays comme la valeur de ses exportations, sans tenir compte des intrants provenant d'autres pays. Par exemple, la valeur totale d'un iPhone assemblé en Chine est comptabilisée comme une importation en provenance de Chine, même si sa conception, son développement logiciel, sa gestion de projet et d'autres éléments de sa production sont fournis par des emplois bien payés aux États-Unis et que de nombreux autres composants physiques sont fabriqués dans d’autres pays que la Chine. Dans un monde avec des chaînes de valeur internationalisées, cela peut entraîner d'importantes erreurs d'attribution de la source des exportations. L'attribution appropriée de la valeur ajoutée d'une importation à chaque pays contribuant à sa production est difficile à démêler. Mais les études ont montré que, par exemple, en 2004, le déficit commercial bilatéral des États-Unis avec la Chine (basé sur la valeur ajoutée par les entreprises chinoises à leurs exportations vers les États-Unis) était inférieur de 40 % au déficit commercial bilatéral déclaré (basé sur la valeur brute des biens). En revanche, le déficit commercial bilatéral avec le Japon (basé sur la valeur ajoutée) était supérieur d'environ 40 % au déficit commercial enregistré. Ces différences reflètent le fait que la Chine était un importateur net d'intrants pour la production de biens destinés aux États-Unis, tandis que le Japon en était un exportateur net. Ce type de problème avec les statistiques commerciales bilatérales ne se répercute pas sur les statistiques commerciales globales agrégées, puisque tout doit bien provenir de quelque part, de sorte que les surestimations et les sous-estimations s'annulent.
Un déficit commercial agrégé n'est pas en soi un signe de faiblesse économique. Le revenu national, tel qu’il est mesuré par le produit intérieur brut (PIB), mesure la somme de la consommation des ménages, des investissements des entreprises, des dépenses publiques et des exportations nettes (c’est-à-dire les exportations moins les importations). Bien que les importations aient un impact négatif dans cette relation, cela ne signifie pas qu'elles soustraient le PIB. Les composantes du PIB sont liées les unes aux autres et dépendent d'autres facteurs sous-jacents. Il y a eu des épisodes où une croissance plus forte du PIB a été associée à une hausse des déficits commerciaux. Par exemple, pendant le boom Reagan de 1981-1985, les baisses d'impôts et l'augmentation des dépenses de défense ont stimulé la croissance du PIB. La plus forte croissance du revenu national a entraîné une hausse de la consommation et des investissements, y compris les achats de produits importés. Parallèlement, ces politiques ont entraîné une hausse des taux d'intérêt aux États-Unis, attirant ainsi des capitaux étrangers qui ont renforcé le dollar, rendant les importations moins chères et les exportations plus chères. L'appréciation du dollar a aussi contribué à l'augmentation du déficit commercial. A l’inverse, il y a des scénarios où une croissance plus forte du PIB pourrait s'accompagner d'une réduction du déficit commercial. Par exemple un cas où une croissance plus rapide à l’étranger stimule les exportations des États-Unis, ce qui réduit le déficit commercial américain tout en stimulant la croissance du PIB américain. Ces deux exemples montrent qu’il n’y a pas de relation théorique cohérente entre le déficit commercial et la croissance du PIB. En fait, la corrélation entre les exportations nettes (en proportion du PIB) et la croissance du PIB au cours du dernier demi-siècle est pratiquement nulle (-0,6 %).
À long terme, les déficits commerciaux persistants reflètent les conditions économiques sous-jacentes qui contribuent à un niveau plus élevé d’importations que le niveau des exportations. Un pays en déficit commercial persistant est un pays qui dépense systématiquement plus qu'il ne gagne. À l'instar d'un ménage qui achète plus qu'il ne gagne, un pays devra emprunter à l'étranger pour financer ses dépenses plus élevées […]. Des déficits commerciaux persistants peuvent favoriser une économie plus grosse ou plus productive à long terme, si les biens importés sont utilisés pour des investissements productifs.
L'emploi manufacturier a diminué dans les économies avancées au cours des deux dernières décennies, indépendamment du fait qu’elles aient connu des déficits ou excédents commerciaux. L'administration Trump a soutenu que les déficits commerciaux étaient la source du déclin de l'emploi manufacturier. La part de l'emploi manufacturier dans l'emploi total a diminué aux États-Unis, un pays qui a enregistré des déficits commerciaux persistants. Mais la part de l'emploi manufacturier dans l'emploi total a diminué dans toutes les économies avancées. Par exemple, l'Allemagne a enregistré des excédents commerciaux persistants au cours des trois dernières décennies, représentant régulièrement entre 4 et 5 % de son PIB, tandis qu'elle a vu l'emploi dans l’industrie manufacturière diminuer de plus d'un tiers. Cela s'explique en partie par l'automatisation : il faut moins de travailleurs pour produire un niveau donné de production manufacturière que par le passé. Cela ne signifie pas pour autant que le commerce n'a pas eu un effet négatif disproportionné sur certaines communautés dépendantes de l'industrie manufacturière. Il y a des analyses empiriques suggérant que l'augmentation rapide et massive des échanges commerciaux avec la Chine a nui à certaines économies locales. Ces effets ont été particulièrement marqués dans les régions où une industrie était déjà en déclin, où les salaires étaient relativement élevés ou où les niveaux d'éducation étaient faibles.
En définitive, si certains pays peuvent parfois recourir à des mesures protectionnistes ou accorder des subventions à des secteurs spécifiques, qui avantagent certaines de leurs industries domestiques, les déficits commerciaux bilatéraux ne constituent pas en soi une preuve que c’est le cas et, en fait, ils fournissent une image de plus en plus incertaine lorsque la production est de plus en plus internationalisée. Les travailleurs dont les entreprises sont confrontées à une concurrence internationale accrue peuvent bien sûr être pénalisés par le commerce international et il y a de solides arguments en faveur de politiques de protection sociale appropriées pour eux, comme pour ceux qui subissent les bouleversements économiques dus aux changements technologiques ou à d'autres facteurs perturbateurs. Mais le fait que le commerce soit devenu une plus grosse part de l'économie, tant aux États-Unis que dans le monde dans son ensemble, signifie que les perturbations des échanges et des chaînes de valeur internationales peuvent avoir un impact économique considérable. Pour l'économie dans son ensemble, les déficits commerciaux et la croissance globale découlent d'autres causes sous-jacentes et il n’y a pas de lien systématique entre des déficits commerciaux plus importants et un ralentissement de la croissance économique. »
EconoFact, 15 avril 2025. Traduit par Martin Anota
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