lundi 14 avril 2025

Le fétichisme de la Bourse

« Les récentes turbulences sur le marché boursier provoquées par la mesure inconsidérée de Donald Trump d’imposer des droits de douane au monde entier, ont soulevé une question légitime : quelle est la bonne attitude à avoir face aux effondrements et krachs du marché boursier ? C’est une question qui se pose indépendamment de la chaîne de décisions et d'événements qui ont entraîné la récente chute des cours boursiers.

Je peux assez facilement comprendre que la classe capitaliste et l'élite de droite soient horrifiés par ces baisses. C'est assez flagrant lorsque l’on voit les think-tanks et la presse orthodoxe. Ce sont des événements cataclysmiques. Pour eux. Leurs opinions ne sont guidées que par deux principes : réduire leur propre taux d’imposition et s'enrichir avec l’appréciation du patrimoine qu’ils possèdent. Cela fait donc sens qu'ils soient indignés par la chute des cours boursiers.

Mais la question est de savoir pourquoi la gauche devrait s'opposer à l'effondrement des marchés boursiers. De prime abord, tout amène à penser que la gauche devrait être en sa faveur.

Premièrement, la baisse des cours boursiers rend les inégalités de richesse moins fortes. C'est empiriquement vrai ; mais c'est aussi évident par analogie avec des mouvements opposés, comme lorsque le récent boom boursier a généré des plus-values exorbitantes pour de nombreux ploutocrates, dont Elon Musk, dont la fortune est passée de 200 à 400 milliards de dollars. Cet épisode a conduit plusieurs économistes de gauche et Oxfam à montrer graphiquement à quel point la richesse mondiale est concentrée en écrivant qu'un groupe de milliardaires qui remplirait à peine un petit bus possède autant de richesses que les 8 milliards de personnes restantes dans le monde. Mais maintenant le mouvement opposé se produit. Par analogie, on s’attendrait à ce que les baisses actuelles sur les marchés boursiers, qui ont davantage touché les riches en pourcentage, soient les bienvenues parce qu’elles réduisent les inégalités de richesse. Il nous faudrait, en reprenant l'image d'Oxfam, un plus grand bus de milliardaires maintenant.

Deuxièmement, plusieurs récentes politiques de gauche prônent l'imposition des personnes fortunées et l'idée a même été émise que toute personne dont la fortune dépasse un milliard de dollars devrait être imposée sur l'intégralité de son excédent (c'est-à-dire la confiscation de toute fortune au-delà d'un milliard de dollars). Cela renforce l'idée que les krachs boursiers sont bénéfiques. Au lieu que l'État taxe les capitalistes ultra-riches, ce sont ces derniers eux-mêmes, par le jeu de leur propre marché, qui s'infligent cette souffrance.

Il y a une troisième raison en faveur de ce point de vue. 60 % des Américains et des populations dans d'autres pays avancés ne perçoivent aucun revenu de la propriété (voir la graphique ci-dessous ; les données proviennent d'enquêtes nationales auprès d’échantillons représentatifs de ménages). Par conséquent, seulement 40 % des Américains perçoivent un revenu de la propriété, alors que dans la plupart des pays en développement ce pourcentage est de 3 à 7 % (par exemple, 4 % au Pérou, 7 % en Colombie, etc.). À travers le monde, si l'on additionnait toutes les personnes, il est peu probable de trouver que plus de 10 % (et probablement seulement 5 %) perçoivent un revenu positif d'actifs financiers. Ainsi, des faits qui n'affectent pas 90 à 95 % de la population mondiale sont peut-être légèrement exagérés par les médias dont les propriétaires et principaux clients sont les riches ? C'est fort possible.

Proportion de ménages avec moins de 100 dollars de revenu du capital par personne (en %)

Nous pouvons aller plus loin. Le revenu des actifs financiers, même parmi les 5 à 10 % de la population mondiale et les 40 % des Américains qui le perçoivent, est extraordinairement biaisé en faveur des riches. Les inégalités dans la répartition des revenus financiers ne sont pas comparables à celles observées dans la répartition des revenus du travail. Elles sont bien plus élevées. Par exemple, l'indice de Gini des revenus du travail (avant impôts) aux États-Unis est d'environ 0,55 ; le Gini des revenus du capital est supérieur à 0,9. Il en va de même pour quasiment chaque pays dans le monde. Le revenu des actifs financiers est comme la richesse : il est perçu de manière disproportionnée par le sommet de la répartition. Aux États-Unis, environ 90 % des différents instruments et actifs financiers sont détenus par seulement 10 % des Américains les plus riches (voir Ed Wolff, "A century of wealth in America", Kuhn, Schularick et Steins, "Income and Wealth Inequality in America, 1949-2016"). Ainsi, dire que 40 % des Américains perçoivent des revenus financiers est quelque peu trompeur, car la plupart d'entre eux en possèdent très peu et seuls quelques-uns en reçoivent la part gargantuesque. Cela signifie que nous devrions être encore moins inquiets si le marché boursier va vers le bas.

Pour résumer : il y a plusieurs raisons de se réjouir de l'effondrement du marché boursier : il réduit les inégalités de richesse en effaçant la richesse de ceux qui sont au sommet ; il n’affecte pas les revenus de la plupart des gens (60 % des Américains et 90 à 95 % des gens dans le monde) ; et parmi ceux qui sont affectés, c’est la "crème de la crème" qui perd le plus et qui est donc taxée de facto (une politique qui serait autrement difficile à mettre en œuvre).

Ce n'est pas ce que nous observons dans la vraie vie. La gauche ne déplore pas l'effondrement boursier autant que la droite, mais celui-ci la met manifestement mal à l’aise. Il y a deux raisons qui sont généralement avancées pour ne pas se réjouir la situation.

Le premier argument dit que, s'il est vrai que 60 % des Américains ne tirent aucun revenu du capital, certains d'entre eux possèdent des actifs tels que des placements de retraite par capitalisation de type IRA ou 401(k). Ces instruments ne sont accessibles que sous certaines conditions (comme l’âge et les urgences), mais durant la phase d'accumulation ils ne sont pas utilisés et, par conséquent, ils n'apparaissent pas dans le revenu annuel. Mais ils auront de l'importance plus tard. Et les personnes qui possèdent de tels instruments et qui ne sont pas millionnaires voient leur patrimoine diminuer lorsque les cours boursiers baissent. Elles ne connaissent pas une baisse de leurs revenus simplement (comme nous venons de le dire) parce qu'elles n'en perçoivent rien actuellement. Ils pourraient connaître des revenus inférieurs à ce qu’ils attendaient lorsqu'ils accéderont à ces fonds, peut-être dans 3, 5 ou 30 ans. Si ces actifs restent à faible valeur, leurs revenus futurs seront moindres. Mais le flux de revenu futur est toujours le résultat de nombreux aléas, dont l'un est la performance du marché boursier ; les bénéficiaires de retraites par répartition ne peuvent pas plus être certains de récupérer la totalité de leurs cotisations à la retraite : tout dépendra de la situation du marché du travail et s’il y a assez de revenus courants pour financer les retraites. Par conséquent, oui : si la baisse des marchés boursiers persiste, les propriétaires de fonds de pension recevront moins de revenus à l'avenir. (De plus, lorsque pour une année donnée nous incluons les revenus des retraites privées comme part des revenus des actifs financiers, l'inclusion des fonds de pension ne fait aucune différence, car ceux qui les reçoivent font déjà partie des 40 % qui n’ont aucun revenu des actifs financiers.)

Le deuxième argument est que la baisse des cours boursiers précède tout nouveau repli des investisseurs, car ils ont révisé à la baisse leurs anticipations de profits futurs et, par conséquent, les investissements diminueront et en définitive l'emploi aussi. Les capitalistes se lanceraient dans une sorte de "grève du capital". Mais s'il est vrai que toute baisse de richesse parmi les plus riches conduit inévitablement à une récession et à une baisse de l'emploi, sur quelle base préconisons-nous l'imposition des très riches ? Si on les imposait, ne réduiraient-ils pas leurs investissements de la même manière qu'ils les réduisent en cas de mauvaises performances boursières ? Par conséquent, pour être cohérents, nous devrions cesser de prôner une hausse des taux d'imposition des plus riches, car de tels impôts auraient un effet négatif sur l'emploi et les salaires des travailleurs dans le futur. C'est exactement l'argument de la droite, que la gauche semble avoir tacitement accepté, mais qui ne le considère comme valable que pour les baisses boursières et non pour les impôts.

La troisième "défense" est peut-être la plus intrigante. Elle a un élément idéologique. Le fait que l'importance du marché boursier soit devenue si disproportionnée (en comparaison avec son rôle dans la vraie vie) et fétichisée non seulement par la droite et le centre, mais même aussi par la gauche, montre une incohérence plus profonde entre la croyance, entretenue par certains, de transcender le capitalisme et l'incapacité à penser au-delà du marché boursier. Comment le capitalisme sera-t-il transcendé si l'on ne peut transcender une Bourse ? Si l'on ne peut imaginer d'autres systèmes capitalistes (sans parler de systèmes non capitalistes) qui ne s'appuient pas sur le marché boursier pour l'allocation des fonds investissables ? Il y a un modèle capitaliste où le prêt est principalement accordé par les banques commerciales à leurs clients. Le marché boursier y joue un rôle bien moindre. Il y a aussi un modèle d'autofinancement où les entreprises ne distribuent pas de dividendes, mais utilisent l'essentiel de leurs bénéfices pour investir. C'est ce que les entreprises publiques chinoises ont fait ces 40 dernières années. Il y a même un troisième modèle où l'État investit beaucoup. Mariana Mazzuccato a montré que même aux États-Unis, beaucoup d’avancées technologiques majeures (notamment dans les technologies d'information) trouvent leur origine dans les investissements publics. Il n’est donc pas vrai qu'un système capitaliste implique nécessairement un rôle prépondérant pour la Bourse. Il est plus étrange encore de croire que le capitalisme n'est pas un système "naturel", mais historique, qu'il faut transcender et de se retrouver à la première étape lorsqu'on se demande pourquoi la gauche devrait s'inquiéter du prix des actions des riches.

Post-scriptum n° 1. Voici à quoi ressemble la répartition du revenu des actifs financiers (y compris les pensions de retraite privées) aux États-Unis en 2022. 59 % des ménages ont moins de 100 dollars par an et par personne. Le revenu annuel médian est de 22 dollars par an (c’est-à-dire moins de 2 dollars par mois). Les 1 % le plus riche ont en moyenne 122.000 dollars par habitant et par an. Ainsi, lorsque vous vous souciez du marché boursier, vous vous souciez de cette répartition. […]

Répartition du revenu tiré des actifs financiers aux Etats-Unis en 2022 (en dollars)

Post-scriptum n° 2. Peut-être que j'aurais dû mentionner une différence évidente et bien connue entre les actifs financiers (fictifs) et les actifs réels. La "perte" de richesse qui survient lorsque le marché boursier va à la baisse est simplement due à notre réévaluation des perspectives futures. Rien de réel n'a changé ; seules nos anticipations ont changé. Comparons maintenant, disons, 1 milliard de dollars de pertes fictives avec 1 milliard de dollars de destruction d'actifs réels : un tremblement de terre détruisant des maisons, par exemple. Dans ce dernier cas, il y a évidemment de réels effets sur le bien-être: des milliers de personnes se retrouveraient sans abri. C'est une grosse différence. »

Branko Milanovic, « The stock market fetish », 14 avril 2025. Traduit par Martin Anota 

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