« Il faudra un certain temps avant que les effets du "Jour de la Libération" (Liberation Day), c'est-à-dire de l'annonce par le président Trump d'une forte hausse des droits de douane américains, se manifestent clairement. Je vais juste donner ici quelques remarques et réactions rapides.
1. Les droits de douane annoncés représentent une très forte hausse. Voici un graphique représentant l'historique des taux de droits de douane américains. Vous remarquerez que les taux moyens ont été inférieurs à 10 % pendant la période entière qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Si vous [cliquez dessus et] regardez bien, vous pouvez voir les augmentations tarifaires de Trump depuis son premier mandat en 2017. Le saut en 2025 correspond aux droits de douane déjà annoncés plus tôt cette année, qui, au regard des normes historiques, étaient déjà substantiels. L'annonce faite hier d'un droit de douane universel de 10 % sur les importations américaines, plus des droits de douane supplémentaires pour de nombreux pays, s'ajoute à toutes les annonces précédentes. Je suis sûr que des estimations du taux de droits de douane moyen américain sont en cours de calcul, mais il sera certainement supérieur à 10 %, peut-être de l'ordre de 20 %. En conséquence, Trump ramène les droits de douane américains à leur niveau de l'époque de la Grande Dépression et de la fin du dix-neuvième siècle.
Droits de douane sur les importations américaines (en %)
2. Pour le meilleur ou pour le pire, les droits de douane annoncés relèvent pleinement de la responsabilité politique de l'administration Trump. Cette augmentation des droits de douane en résulte pas d’un projet de loi proposé au Congrès, débattu et analysé, puis soumis à un vote. Elle a été concoctée à huis clos.
3. Il n'est pas clair que le président Trump ait réellement le pouvoir d'imposer ces droits de douane par décret. L'article 1 de la Constitution américaine (qui définit la structure et les pouvoirs du pouvoir législatif) stipule dans sa section 8 : "Le Congrès a le pouvoir de lever et de percevoir les impôts, droits, taxes et accises, pour payer les dettes et assurer la défense commune et le bien-être général des États-Unis…" À première vue, cela semble suggérer que les nouveaux droits de douane doivent être adoptés au Congrès, puis être promulgués. Au fil du temps, le Congrès a adopté des lois conférant au président le pouvoir d'imposer des droits de douane dans des contextes spécifiques pour des secteurs spécifiques, mais Trump prétend que ces lois partielles et fragmentaires lui ont délégué un pouvoir absolu sur les droits de douane, au motif que le déficit commercial de l'économie américaine constituerait une "urgence nationale", un déficit qu'elle connaît depuis les années 1980. Peut-être ! Mais la déclaration d'"urgence nationale" de Trump pour revendiquer un pouvoir absolu sur la fixation des droits de douane est contraire au texte même de la Constitution.
4. Le montant des droits de douane semble arbitraire et flou, parce que les droits de douane américains sur les importations sont, en théorie, fixés à la moitié du niveau étranger ou à 10 %, qui est déjà un niveau élevé. Mais James Suriowecki rapporte que l'administration Trump aurait apparemment pris le déficit commercial avec chaque pays, divisé par le total des importations américaines en provenance de ce pays, et appelé le résultat le "taux de droits de douane" pour ce pays. Un problème mineur avec ce calcul est qu'il ne prend en compte que les échanges de biens, à l'exclusion des services. Un problème majeur est qu'il ne s'agit pas du taux de droits de douane appliqué par les autres pays. Je pense qu'il y aura une avalanche d'ajustements à ces taux tarifaires annoncés, ce qui signifie que l'incertitude qui les entoure persistera.
5. L'administration Trump a promis que cette proposition aurait des avantages. Par exemple, elle a promis que les droits de douane sur les importations seraient entièrement payés par les étrangers, de telle sorte que les nouveaux droits de douane n'entraîneraient pas de hausse des prix pour les consommateurs américains. Elle a également promis que ces nouveaux droits de douane rapporteraient 600 milliards de dollars de recettes fédérales supplémentaires par an, que le nombre d'emplois manufacturiers bien payés aux États-Unis augmenterait considérablement et que les déficits commerciaux américains se résorberaient. Par exemple , lorsque le président Trump a évoqué les droits de douane à venir, il a déclaré : "Tout ce que je sais, c'est ceci : nous allons encaisser des centaines de millions de dollars de droits de douane et nous allons devenir si riches que vous ne saurez plus où dépenser tout cet argent ! Je vous le dis : regardez bien ! Nous aurons des emplois, nous aurons des usines ouvertes, ce sera formidable".
6. Il faut rappeler ces prédictions à propos d’effets positifs des tarifs douaniers. Ces prédictions ne collent pas avec les croyances économiques standards quant aux effets des droits de douane. (De fait, étant donnés tous ces avantages promis, on peut se demander pourquoi Trump n'a pas fixé les tarifs à un niveau beaucoup plus élevé.) Si les bénéfices se matérialisent, Trump méritera un immense crédit ; à l'inverse, s'ils ne se concrétisent pas et que des conséquences économiques plus désastreuses surviennent, Trump devra en porter une immense responsabilité.
7. Qu'on le veuille ou non, les multinationales américaines ont en fait investi dans des réseaux mondiaux à la fois pour l'achat de fournitures et pour l'exportation de produits au cours des dernières décennies. Avec des droits de douane à l'importation bien plus élevés, la valeur de ces investissements par les grandes entreprises américaines s’en trouve fortement affectée. Si et quand d'autres pays riposteront vis-à-vis des exportations américaines, ces grandes entreprises (et toutes les exportations américaines, notamment celles de produits agricoles) en pâtiront aussi. Les coûts de la réorganisation des chaînes de valeur et des ventes à l'exportation pour les entreprises américaines sera bien réel. Les coûts de la perte d'une partie des gains à l’échange existants seront bien réels.
8. Je ne suis pas un expert en politique, mais il me semble que le président Trump commet une erreur potentiellement énorme en augmentant aussi fortement les droits de douane. Plusieurs de ses politiques (comme le durcissement de la politique migratoire, la lutte contre les initiatives dites "diversité, équité et inclusion", la chasse au gaspillage et aux abus gouvernementaux, entre autres) bénéficient d'un considérable soutien populaire. En revanche, je n'ai pas observé de protestation populaire similaire en faveur de droits de douane plus élevés. Au contraire, de nombreux électeurs de Trump ont exprimé de fortes inquiétudes quant à la hausse du coût de la vie. Ces électeurs ne seront pas ravis de constater que les prix des biens importés augmentent (ou que ces biens sont beaucoup moins disponibles) et qu'en l'absence de concurrence des produits importés les prix des produits domestiques auront tendance à augmenter également. Les électeurs de Trump qui travaillent dans des secteurs dépendant des exportations ne seront pas non plus ravis de voir leurs marchés internationaux se réduire. En outre, en adoptant ces politiques tarifaires dès le début de son mandat, leurs effets se feront sentir lorsque Trump sera encore président. Le mérite ou la faute lui en reviendra.
9. Les États-Unis ont instauré des droits de douane élevés durant la Grande Dépression, les tristement célèbres droits de douane Smoot-Hawley de 1930. Ces droits de douane n'ont pas été la cause principale de la Dépression, mais ils n'ont pas non plus contribué à l’atténuer. Je pense que l'échec de ces droits de douane a marqué la conscience politique américaine pendant plusieurs décennies. Mais les souvenirs de cette expérience ont fini par s'estomper dans la mémoire populaire. Je m'attends à ce que les droits de douane de Trump soient soumis à des vagues de lobbying et de renégociations et qu'avec chacune d’elles Trump revendique une nouvelle victoire pour sa stratégie. Mais je confesse avoir des pensées plus sombres. Une partie de moi espère que Trump maintiendra ses droits de douane jusqu'à ce que les coûts soient largement perçus par tous, afin que les générations actuelles prennent conscience des raisons pour lesquelles cette approche ne fonctionne pas et qu’une telle prise de conscience se maintienne au cours des prochaines décennies.
10. Les affirmations du président Trump à propos des avantages des droits de douane semblent reposer sur des croyances erronées. Par exemple, il semble croire que les déséquilibres commerciaux sont la conséquence des droits de douane, que les soldes commerciaux prouvent que d'autres pays imposent des déséquilibres commerciaux injustes et qu'une injustice réciproque de la part des États-Unis éliminera les déséquilibres commerciaux. Il semble croire que les droits de douane à l'importation n'auront pas d'impact sur les prix à la consommation américaine. Il semble croire que, malgré le déclin des emplois industriels partout dans le monde, notamment en Chine, les droits de douane favoriseront la renaissance de l'emploi manufacturier aux États-Unis. Rien de tout cela n'est plausible. Trump semble aussi penser que l'économie américaine sera plus forte avec des connexions plus limitées avec le commerce mondial. Mais je n’ai en tête aucun exemple concret de pays qui se soient enrichis en se retirant de l'économie mondiale. »
Timothy Taylor, « Thoughts on the Trump tariffs », The Conversable Economist (blog), 3 avril 2025.
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