vendredi 25 avril 2025

La couronne chancelante du roi dollar

« Alors que le président américain Donald Trump s'apprêtait à retourner l'économie mondiale avec son retour à la Maison Blanche en janvier, l'économiste et lauréat du Nobel Paul Krugman a rappelé l'adage de Charles P. Kindleberger : "Quiconque passe trop de temps à réfléchir à la monnaie internationale devient fou". Heureusement, au milieu du chaos provoqué par Trump sur les marchés de change, des obligations et des actions, Yale University Press a récemment publié deux guides complémentaires sur un aspect clé de la finance internationale : la primauté du dollar américain. 

King Dollar de Paul Blustein et Our Dollar, Your Problem de Kenneth Rogoff emmènent les lecteurs dans l’histoire économique récente pour évaluer la situation actuelle et les perspectives du dollar. Ces deux ouvrages ont été publiés après la réélection de Trump et, dans le cas de Blustein, avant les premières salves et l’escalade subséquente de son offensive contre l’économie mondiale. Ce calendrier est l’occasion de revenir sur les cinq derniers mois, au cours desquels, pour paraphraser Lénine, des décennies semblent s’être écoulées. 

Soyons transparents : Rogoff et moi avons coécrit plus de 20 articles et un manuel universitaire depuis 1983. Notre collaboration intellectuelle a débuté plus tôt encore, lorsque nous étions doctorants au MIT dans les années 1970. Nous y avons rencontré un Kindleberger très lucide, ainsi que le jeune Krugman. 

Une chose que nous avons apprise au MIT est qu’en macroéconomie tout est lié. En macroéconomie internationale, ces connexions sont mondiales. Comprendre la domination actuelle du dollar, et les chances qu’elle perdure nécessite une analyse approfondie des développements économiques et politiques mondiaux, de l’essor des technologies de paiement à l’évolution de la théorie économique, en passant par les changements dans les relations entre grandes puissances.

En conséquence, ces ouvrages très abordables couvrent un large éventail de sujets. Blustein, ancien journaliste du Wall Street Journal et du Washington Post et auteur de plusieurs ouvrages acclamés sur les crises financières internationales, apporte au sujet la sensibilité d'un journaliste chevronné. Rogoff, pour sa part, s'appuie sur son expérience d'universitaire de classe mondiale et d'ancien économiste en chef du FMI. Il allie habilement récit personnel et compte rendu captivant des avancées en matière de macroéconomie internationale, un domaine qu'il a contribué à définir.

La monnaie américaine, le problème de chacun

Le statut unique du dollar américain aujourd'hui repose sur ses rôles de principale monnaie de réserve, de véhicule d'investissement et de financement et de moyen de facturation des transactions commerciales. Comme le rappellent Blustein et Rogoff, la prééminence du dollar après la Seconde Guerre mondiale a commencé avec la conférence de Bretton Woods de 1944, qui a créé le FMI et la Banque mondiale. Le rôle particulier du dollar dans l'accord final était apparemment un changement de dernière minute orchestré par les États-Unis et une surprise même pour la grande partie de la délégation britannique menée par John Maynard Keynes. Pourtant, étant donnée la domination militaire et économique des États-Unis après le conflit, la suprématie du dollar était inévitable.

Le système de Bretton Woods était une pierre angulaire de l'ordre d'après-guerre. Les économies rebondissant, le commerce international s'est développé dans un cadre de taux de change fixes soutenu par des politiques macroéconomiques généralement prudentes. La plupart des pays avaient indexé leur monnaie sur le dollar, qui servait d'ancre du système. Les États-Unis, en retour, s’étaient engagés à échanger les réserves en dollars détenues par les banques centrales étrangères contre de l'or à un taux fixe de 35 dollars l'once.

En pratique, cet arrangement a contraint les politiques économiques des autres pays : des taux d’intérêt inférieurs à ceux des États-Unis pouvaient entraîner des pertes de réserves de change et des pressions à la dévaluation vis-à-vis du dollar, tandis que des taux d’intérêt plus élevés pouvaient stimuler les entrées de capitaux et alimenter l’inflation.

Les États-Unis étaient bien moins contraints. Ils avaient une grande latitude pour définir leur politique monétaire, à condition de respecter leur engagement envers l’or. Mais cela impliquait une retenue consciente, puisqu’une instabilité au cœur du système déstabiliserait l’ordre mondial tout entier. 

Une autre asymétrie significative concernait les réserves de change : la plupart des pays en dehors de la zone sterling détenaient un mélange d'or et de réserves libellées en dollars, tandis que les États-Unis, en tant qu'émetteur de la principale monnaie de réserve mondiale, détenaient de l'or mais n'avaient guère besoin de réserves de devises étrangères.

À la fin des années 1960, le rôle de l'Amérique en tant que gestionnaire responsable du système devenait de plus en plus intenable. Les pressions budgétaires croissantes alimentaient l'inflation, érodaient un avantage commercial autrefois important et mettaient à rude épreuve les réserves d'or. Alors que la plupart des pays pouvaient dévaluer leur monnaie, les États-Unis, en tant qu’ancre du système, devaient persuader leurs partenaires commerciaux de réévaluer leurs devises vis-à-vis du dollar. Pour le président de l'époque, Richard Nixon, la "persuasion" prenait la forme d'une surtaxe de 10 % à l'importation (supprimée une fois la réévaluation négociée) et d'un retrait unilatéral de l'engagement des États-Unis vis-à-vis de l'or.

Ce fut lors du "choc Nixon" (Nixon shock) que le secrétaire au Trésor John Connally a fameusement déclaré à ses homologues du G10 : "Le dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème". La franchise de Connally avait surpris à l'époque, mais, comme Blustein et Rogoff le soulignent tous les deux, il n'y avait rien de nouveau dans le fait que les Etats-Unis promeuvent leurs propres intérêts en exploitant le statut de monnaie de réserve du dollar. Blustein consacre plusieurs chapitres à un compte rendu éclairant de la façon par laquelle les États-Unis ont exploité l'hégémonie mondiale du dollar et la centralité de leur système bancaire pour imposer des sanctions extraterritoriales paralysantes. 

Durant les 18 mois turbulents du choc Nixon, les principales économies du monde ont commencé à laisser flotter leur monnaie par rapport au dollar, un système qui reste en place aujourd'hui. Beaucoup prédisaient que ce changement marquerait la fin de la domination du dollar et inaugurerait un régime de change plus équilibré, où chaque pays bénéficierait de politiques monétaires indépendantes et où aucune monnaie unique ne prévaudrait.

En théorie, un tel système pourrait éliminer le besoin de réserves en dollars pour gérer les taux de change. Pourtant, les pays continuaient à les détenir comme source immédiate de liquidités internationales. Après que Nixon ait abandonné l'étalon-or, Kindleberger déclara que le dollar "est fini comme monnaie internationale". Il se trompait.

Les prétendants au trône

La voie n’était pas facile. Alors que l'inflation américaine devenait incontrôlable dans les années 1970, les partenaires commerciaux de l’Amérique s'irritaient à l’idée de conserver leurs réserves internationales en dollars alors que la monnaie américaine se dépréciait. Le problème était qu'il n’y avait aucune alternative viable.

En 1979, la direction du FMI émit l'idée d'un "compte de substitution" qui permettrait aux pays-membres d'échanger leurs réserves de dollars contre des engagements du FMI libellés en droits de tirage spéciaux (DTS), un actif de réserve synthétique dont la valeur se basait sur un panier de devises majeures. Créés en 1969 pour compléter les réserves mondiales en dollars, les DTS ont récemment été distribués en cas de crise internationale, où ils ont été déployés efficacement comme un moyen indirect d'aider les pays les plus pauvres, une pratique que Rogoff critique pour son manque de transparence, tandis que certains technocrates y voient une caractéristique, non un défaut.

Le compte de substitution visait à aider les pays à diversifier leurs réserves de change tout en élevant les DTS au rang de "principal actif de réserve du système monétaire international", un objectif inscrit dans les Accords du FMI en 1978. Mais un point de friction majeur était de déterminer qui couvrirait les pertes si le dollar continuait de se déprécier […]. Naturellement, les détenteurs de réserves en dollars souhaitaient que les États-Unis absorbent toute perte provoquée par l’affaiblissement de leur monnaie ; les États-Unis ont refusé. Le dispositif du compte de substitution s'est ensuite effondré. Notre dollar, votre problème. 

La domination du dollar s'est consolidée avec une série d'événements, à commencer par la nomination de Paul Volcker à la présidence de la Réserve fédérale en août 1979. Volcker a vaincu l'inflation, établissant la crédibilité de la Fed en montrant la volonté (et la capacité politique) de la banque centrale à provoquer une profonde récession pour stabiliser les prix. Comme le note Rogoff, l'indépendance des banques centrales est devenue le "rempart de la domination monétaire" du dollar.

Ensuite, la déréglementation financière a jeté les bases de la financiarisation des États-Unis et renforcé la primauté du dollar sur les marchés financiers internationaux, qui se sont rapidement développés comme d'autres pays, notamment européens et japonais, ont abandonné les contrôles de capitaux. Enfin, des déficits courants sans précédent ont attiré les capitaux étrangers aux États-Unis, tandis que des déficits budgétaires exceptionnellement élevés ont dopé la valeur du dollar en devises étrangères et fourni au monde une ample offre de bons du Trésor américain relativement sûrs.

A mesure que les marchés financiers mondiaux se développaient, il en était de même pour le besoin d'un moyen d'échange fiable et d'un actif sûr. Le dollar était bien placé pour remplir ces deux rôles. Malgré les larges déficits budgétaires de la présidence de Ronald Reagan, le ratio dette publique sur PIB des États-Unis dépassait à peine 40 % quand il quitta ses fonctions, un niveau dont nous ne pouvons que rêver aujourd'hui. Son successeur, George H. W. Bush, finit par se sentir contraint d'augmenter les impôts, une décision qui lui a coûté un second mandat. À la fin de sa présidence, Bill Clinton dégageait un excédent budgétaire et il a quitté ses fonctions avec un ratio dette publique sur PIB inférieur à 35 %. 

Cette brève période de probité budgétaire a consolidé la position dominante du dollar. Craignant qu'un affaiblissement du dollar puisse réduire la demande mondiale de bons du Trésor américain et faire grimper les coûts d'emprunt du gouvernement, le secrétaire au Trésor de Clinton, Robert Rubin, a lancé une politique de "dollar fort" en 1995, provoquant une envolée du billet vert au point que certains commentateurs (notamment Rogoff et moi-même) ont craint qu’il s’effondre. Alors que le dollar a fini par significativement baisser, le processus a été progressif, coïncidant avec un creusement du déficit courant américain. Ces développements ont culminé avec la crise financière mondiale de 2008-2009 qui, bien que traumatisante, s'est avérée être une nouvelle fausse alerte à propos d’une disparition imminente du dollar. 

L'euro, introduit en 1999 et initialement considéré comme un potentiel prétendant au trône du dollar, est resté distancé tout au long des années 2000 alors que les pays du monde entier continuaient d'accumuler des réserves en dollars. La crise de la zone euro de 2009-2012 a mis en évidence les avantages apparemment inattaquables du billet vert.

Comme Blustein et Rogoff l’observent tous les deux, les potentiels concurrents du dollar ont systématiquement échoué à le remplacer. Le renminbi ne fait pas exception, malgré les progrès de la Chine dans la monnaie numérique de sa banque centrale, l'e-CNY. L'analyse exceptionnellement détaillée que fait Rogoff des prétendants couvre même l'Union soviétique, dont la remarquable croissance d'après-guerre en avait fait une superpuissance économique et militaire jusque dans les années 1960.

Rogoff met en lumière un point crucial : une plus grande flexibilité du taux de change est une condition préalable pour que le renminbi puisse sérieusement défier le dollar. Mais une telle flexibilité doit s'accompagner de réformes plus larges des marchés financiers et du cadre de la politique monétaire chinoise. Bien qu'un certain ajustement du taux de change puisse être en cours en réponse aux droits de douane exorbitants de Trump sur les importations chinoises (124,1 % au 12 avril), la perspective d'un compte de capital plus ouvert apparaît de plus en plus lointaine.

Une hégémonie en recul ?

La domination internationale du dollar est renforcée par de puissants effets de réseau : tout le monde l'utilise parce que tout le monde l'utilise. Krugman a modélisé cette dynamique il y a plusieurs décennies, à l’instant même où le dollar consolidait son statut mondial. Alors que les marchés financiers et le commerce internationaux se développaient, des mécanismes de renforcement plus forts ont émergé pour stimuler la demande de transactions libellées en dollars. 

La croissance des transactions de devises a été spectaculaire. Selon la dernière enquête triennale de la BRI, le volume des transactions sur le marché des changes a atteint 7.500 milliards de dollars par jour en avril 2022, le dollar américain représentant 88 % sur un côté de l'ensemble des transactions. En comparaison, l'enquête de la BRI d'avril 1989 enregistrait un volume quotidien de seulement 500 milliards de dollars (bien que moins de banques centrales étaient interrogées à l'époque). Malgré les forts effets de réseau impliqués par des marchés aussi vastes, les modèles économiques suggèrent qu'une unique monnaie dominante n'est pas la seule issue possible ; des scénarios impliquant de multiples devises principales restent également plausibles. Ce qu'Ernest Hemingway disait à propos de la faillite et Rudi Dornbusch, professeur du MIT, à propos des crises financières s'applique ici aussi : le changement est susceptible de venir progressivement, puis soudainement. 

Blustein et Rogoff s'accordent à dire que divers facteurs sous-tendent l'équilibre actuel, dans lequel le dollar reste la seule véritable monnaie internationale. Ces facteurs incluent la profondeur et l'ouverture des marchés financiers américains, l'ouverture commerciale, un fort engagement envers l'État de droit, un système judiciaire efficace qui protège même les droits des créanciers étrangers, une longue période de stabilité des prix et une large offre d'actifs de référence relativement sûrs. Un autre facteur important est la taille même de l'économie américaine : cette dernière représente environ un quart du PIB mondial aux taux de change courants, loin devant la Chine, la deuxième économie mondiale.

Rogoff souligne l'importance de l'influence militaire et géopolitique des États-Unis pour maintenir la domination du dollar. On pourrait ajouter le soft power, qui reflète l’inclination du pays de fournir des biens publics mondiaux. Les émetteurs de monnaies potentiellement rivales ont régulièrement échoué dans un ou plusieurs de ces domaines. Cela dit, la barre pour devenir une monnaie internationale régionale est plus basse.

Lister les atouts du dollar amène aussi à souligner ses potentielles vulnérabilités. Blustein et Rogoff s'inquiètent tous deux du dysfonctionnement budgétaire des États-Unis et de ses implications à long terme pour la stabilité macroéconomique. Ils affirment à juste titre que des taux d'intérêt réels plus élevés, qui pourraient persister ou même augmenter davantage les prochaines années, accroissent le risque de pressions budgétaires. Cela pourrait, à son tour, saper la confiance envers la sécurité des dettes du gouvernement américain ou déclencher une réorientation de la politique vers la répression financière.

Plus alarmant encore, l'époque où les États-Unis prenaient leurs déficits budgétaires au sérieux semble révolue. Nous ne pouvons plus supposer que le Congrès maîtrisera les déficits sans la pression d'une crise financière. Comme l'ont montré Alan J. Auerbach et Danny Yagan, jusqu'au début des années 2000, le Congrès réagissait généralement aux prévisions d’un creusement du déficit par des réductions dans les dépenses publiques, mais ce n'est plus le cas. 

Malgré de nombreux mises en garde et doutes, Blustein reste globalement optimiste quant à l'avenir du dollar, ou du moins il l'était fin 2024. "Que vous approuviez ou non la domination du dollar", a-t-il écrit, "les doutes quant à sa longévité doivent être levés".

Rogoff, à l’inverse, est plus ouvert à la perspective d'un changement de régime. Selon lui, la domination du dollar a longtemps reposé sur une part considérable de chance et la chance a tendance à tourner. "Il y a de nombreuses raisons de croire que l'ère de la Pax Dollar a atteint son pic", a-t-il écrit, observant que "les plus grands dangers" pour la suprématie du dollar "viennent de l'intérieur". 

Les deux auteurs ont écrit leurs dernières réflexions alors que leurs livres étaient sous presse au lendemain de l'élection présidentielle américaine de 2024. Rogoff a observé que les marchés d'actifs semblaient incongrument complaisants malgré des risques croissants ; cela ne surprenait pas l'auteur (avec Carmen M. Reinhart) du célèbre livre de 2009, This Time Is Different. Parallèlement, Blustein a mis en lumière le danger croissant de blessures auto-infligées pour l'Amérique, avertissant que si ces risques se matérialisaient "la domination du dollar serait perdue ou diminuée", ce qui "serait le dernier de nos soucis".

La guerre de Trump contre l'économie mondiale

Quelles sont alors les perspectives pour le dollar en 2025 ? Comme le suggère le titre de l’ouvrage de Rogoff, les États-Unis poursuivent depuis longtemps leur propre agenda. Mais ils l’ont généralement fait dans le cadre d’une conception plus large de l’intérêt personnel qui reconnaissait leur propre intérêt à un système économique multilatéral ordonné et relativement coopératif. En 1993, le politiste G. John Ikenberry décrivait l’approche américaine traditionnelle du multilatéralisme d’après-guerre : "Les responsables américains ont pris conscience que construire l’ordre économique international sur une base coercitive serait coûteux et en définitif contre-productif. Cela ne signifie pas que les États-Unis n’ont pas exercé un pouvoir hégémonique ; cela signifie qu’il y avait de vraies limites à la poursuite coercitive de l’agenda américain d’après-guerre". 

Une telle retenue est remarquablement absente de la vision du monde, chargée de griefs, de Trump. Il semble correct de dire que le radicalisme des politiques de son administration a dépassé ce que Blustein et Rogoff auraient pu prévoir en décembre 2024.

Les politiques de Trump sapent progressivement les fondements de la domination mondiale du dollar. Son retrait des organisations et accords internationaux, ses coupes dans l'aide étrangère et son approche transactionnelle des engagements en matière de sécurité américaine ont déstabilisé leurs alliés et leurs rivaux. Ses pressions sur la Fed, la militarisation du ministère de la Justice, ses efforts visant à réduire les effectifs fédéraux dans les fonctions gouvernementales clés et ses incursions dans la fabrique institutionnelle de la société américaine (des universités aux juges en passant par la profession des avocats) ont davantage érodé la confiance. Il y a aussi sa guerre commerciale, sans précédent par son ampleur, ses caprices et son ignorance en matière d’économie.

Dans le même temps, le dysfonctionnement budgétaire a atteint de nouveaux sommets. Les républicains du Congrès, encouragés par la Maison Blanche, se préparent à creuser le déficit en contournant le processus traditionnel de réconciliation et en s'appuyant sur d’incertaines recettes douanières. Cela signale aussi un déclin institutionnel croissant et les marchés en prennent conscience.

Un sujet de préoccupation est celui de la collaboration internationale en matière de surveillance financière. Le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire et le Conseil de stabilité financière sont essentiels à la coopération réglementaire transfrontalière, mais les régulateurs mondiaux craignent que les États-Unis abordent désormais ces forums avec le même objectif à somme nulle qu'ailleurs ou s'en retirent complètement. D'autres s'inquiètent de la fiabilité des lignes de swap en dollars de la Fed, un pilier central de la domination du dollar que Rogoff explore en détail.

L'érosion de la confiance pourrait accélérer la fragmentation des marchés financiers internationaux, mettant encore plus en péril la position mondiale du dollar. La coopération réglementaire internationale est également essentielle pour prendre conscience du potentiel de la finance décentralisée pour améliorer les infrastructures de paiement, en particulier les systèmes transfrontaliers, qui restent lents et coûteux. Sans normes harmonisées, une divergence des approches nationales limiterait sévèrement l'interopérabilité et les gains d'efficacité qui en résultent. 

Mais l’engouement de l'administration Trump pour les cryptomonnaies, sa résistance à la surveillance des plateformes de paiement liées aux cryptomonnaies et son décret interdisant "toute action visant à établir, émettre ou promouvoir des cryptomonnaies de banques centrales sur le territoire des États-Unis ou à l'étranger" risquent d'isoler les États-Unis des avancées en matière d'infrastructures de paiement mondiales. C’est une formule compromettant l'intégration des États-Unis à l'écosystème financier mondial, au détriment du dollar.

Peut-être que, malgré ses protestations et ses menaces, le véritable objectif est de dégrader le statut du dollar. Stephen Miran, le président du Council of Economic Advisers de Trump, a affirmé que le rôle mondial du dollar "a imposé des fardeaux excessifs à nos entreprises et à nos travailleurs", rendant les biens et la main-d'œuvre américains "non compétitifs sur la scène internationale et provoquant une baisse de plus d'un tiers de nos emplois manufacturiers par rapport à leur pic". Comme je l'ai écrit ailleurs, ce point de vue surestime fortement le "coût exorbitant" net de la fourniture de la monnaie de réserve mondiale, tout en ignorant les avantages considérables pour l'influence mondiale des États-Unis que Blustein décrit longuement. 

Depuis l'escalade de la guerre commerciale de Trump et ses droits de douane de son "Jour de la Libération" (Liberation Day) du 2 avril, les marchés obligataires et des changes ont émis des signaux d'alarme. Le graphique représente les rendements des bons du Trésor américain à dix et trente ans, parallèlement au taux de change effectif nominal du dollar, juste avant les élections de 2024. Début mars, ils se sont comportés comme en temps normal : des rendements plus élevés ont attiré des capitaux étrangers, ce qui a renforcé le dollar. Mais ensuite, avec les annonces quotidiennes de droits de douane et des retournements partiels, le dollar a brutalement chuté, ne se redressant que légèrement les semaines suivantes.

Rendement des bons du Trésor américain et taux de change du dollar

Le billet vert a subi un nouveau coup peu après le "Jour de la Libération". Les rendements des bons du Trésor ont grimpé en flèche et le taux de change a chuté, signalant une vente massive d'obligations d'État américaines dans le reste du monde due à la baisse de confiance des investisseurs dans la qualité des actifs en dollars. Le report réactif par Trump de ses droits de douane dits "réciproques" a brièvement stoppé l'hémorragie sur les marchés boursiers, mais les marchés et le dollar ont davantage chuté face aux fulminations de Trump contre Jerome Powell, le président de la Fed.

Le drame de ces dernières semaines rappelle la célèbre phrase d'ouverture du chef-d'œuvre de 1922 de T.S. Eliot, La Terre vaine : "Avril est le moins le plus cruel". Le poème d'Eliot est paru à une époque particulièrement mouvementée de l'histoire monétaire internationale, en l’occurrence entre la fin de la Première Guerre mondiale et le bref et malheureux retour à l'étalon-or. Les bouleversements économiques de l'entre-deux-guerres ont finalement contribué à la création du système commercial mondial d'après-guerre mené par les États-Unis que Trump est maintenant déterminé à démanteler.

Certes, l'histoire du dollar est encore en cours. Mais les événements marquants de ce mois d’avril pourraient bien signaler un changement fondamental dans l'ordre commercial mondial et, avec lui, le détrônement définitif du dollar. Si c’est le cas, nous nous dirigeons peut-être vers la fragmentation monétaire et une moindre prospérité mondiale, sans clair successeur prêt à prendre la place du dollar. »

Maurice Obstfeld, « King dollar’s shaky crown », 25 avril 2025. Traduit par Martin Anota

 

Aller plus loin…

« La géographie des régimes de change en ce début de vingt-et-unième siècle » 

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